Quelques heures avant le festival bruxellois Expressions Urbaines organisé
ce 29 septembre sur la place du Parlement européen, Shurik'n, vétéran
du rap conscient pour plusieurs générations, a rencontré une trentaine
de jeunes des quartiers populaires d'Ixelles. Ouvert, disponible, le
rappeur quadragénaire a multiplié les conversations informelles et
disséminé quelques étoiles dans les yeux de l'assistance ... Un échange
mémorable initié par Béa Diallo (PS), échevin de la jeunesse d'Ixelles
et fondateur du festival gratuit dont l'artiste marseillais était la
tête d'affiche. Entre deux portes, interview express du « Samouraï ».
En 1998, tu me disais : « Gauche / Droite : même combat pour la monnaie » (1). Près de quinze ans plus tard, tu dirais exactement la même chose ?
Shurik'n : On est en pleine crise et, dans l'intervalle, on a
pu vérifier un sacré nombre de fois la réalité de cette phrase. Même si
pour la France, c'est encore un peu tôt pour juger, j'ai toujours la
même vision du truc. Au-delà des belles promesses, on connait tous le
contexte, on sait tous par où ça va passer ... Ce qui me pose davantage
problème, c'est que lorsqu'un parti est élu et est censé disposer de
cinq ans pour faire quelque chose pour le pays, vous avez l'autre parti
qui lui dynamite les projets au maximum ! Et quand cet autre parvient au
pouvoir, vous avez le parti précédemment en place qui fait exactement
pareil. Aucun des deux ne veut l'évolution du pays ! Aucun de ces deux
partis ne veut réellement que le pays aille mieux. Dans la cas
contraire, pendant cinq ans, le perdant se dirait : « Ok, ils ont été
élus. Soyons beaux joueurs : faisons ce qu'il faut pour les aider et
faire en sorte que le pays aille mieux ». Non, ça, ils en sont tous deux
incapables. Pendant, cinq ans, ils vont mettre des bâtons dans les
roues du parti en place. Comment voulez-vous que ça évolue ? Donc, quand
je disais : « Gauche / Droite : même combat pour la monnaie ! », ça se
vérifie encore aujourd'hui …
A l'époque, tu déplorais aussi une équivalence entre le rejet de
la politique par le milieu du Rap et le rejet de la politique classique
par le Front National, que tu combats depuis toujours. Que penses-tu du
FN de Marine Le Pen ?
Shurik'n : Obligé d'avouer que, stratégiquement, ils ont
plutôt bien manœuvré ... Le FN a adopté un relooking extrême (sourire) :
ils sont passés sur le billard pour revenir tout pimpant avec un
discours légèrement plus édulcoré. En surface ! Malheureusement,
beaucoup ont mordu à l'appât. Si pour certains, le discours de Marine Le
Pen peut paraître plus nuancé, selon moi, il est plus pernicieux, plus
vicieux et plus dangereux encore que celui de son père. Jean-Marie Le
Pen, c'était les gros sabots, les pieds dans le plat, la « bonne
blague » légèrement sulfureuse en fin de repas dominical. C'était son
truc : le scandale, par-ci, par-là. Par contre, Marine Le Pen arrive
avec un discours construit et le présente bien. Elle ne présente pas les
choses crûment comme le faisait son père. Rien qu'avec ce changement
formel, il y a beaucoup de gens qui, désormais, tendent l'oreille et,
sur certains points, se retrouvent en elle. C'est très dangereux ...
Cette différence de succès avec son père s'explique aussi par le
fait que Marine Le Pen surfe sur un climat islamophobe sans précédent
...
Shurik'n : Ce climat a été développé au fur et à mesure et
je pense que c'est aussi lié aux élections. A l'avant-dernier scrutin,
on a eu la burqa, ensuite c'était les prières dans les rues, puis avant
les présidentielles, ils en ont remis une couche sur le voile. Pendant
les périodes électorales, beaucoup n'hésitent à revenir sur des choses
qui font peur aux gens, souvent par ignorance. Néanmoins, ce qui se
passe maintenant, hors périodes électorales, est encore pire. Je parle
de la polémique liée au film anti-Islam et la sortie des caricatures du
Prophète dans la foulée. Si on avait fait la même chose avec
Jésus-Christ, je pense qu'on aurait eu les mêmes réactions. Qui se
souvient qu'à la fin des années 80, à la sortie d'un film qui mettait en
cause les dernières minutes de la vie du Christ (« La dernière tentation du Christ »,
ndlr), des intégristes chrétiens ont mis le feu à des cinémas ?
Aujourd'hui, la bonne attitude a été demandée et suivie par la majorité
des musulmans, même si elle n'a pas été respectée par tous. Je suis
vraiment en dehors de ça, donc je peux en parler tranquillement. Je peux
comprendre la colère, mais je trouve que la dernière manifestation
parisienne a apporté de l'eau au moulin des islamophobes. Ceci dit, les
gars de Charlie Hebdo ont fait exactement comme Kissinger au Vietnam :
ils ont tapé sur un milliard de personnes pour être sûrs de toucher
150.000 salafistes à l'intérieur … Ce qui est parfaitement ridicule !
Déjà, à la base, de quoi se mêlent-ils ? Je crois qu'il y a un minimum
de respect à avoir. Certains se permettent des choses avec les musulmans
qu'ils ne se permettraient pas avec d'autres...
Estimes-tu encore être un représentant du rap conscient, représenter une alternative au rap commercial ?
Shurik'n : Je suis toujours le représentant d'un rap
conscient, mais de nos jours, ce n'est qu'une facette du rap. La
différence, c'est que je me considère avec d'autres comme issu d'une
culture Hip-Hop. On a connu le Rap à travers cette culture. Aujourd'hui,
les jeunes font plus du rap « en général » sans forcément avoir
conscience du passé, de tout ce qui a été construit, de pourquoi on
utilise tel ou tel instrument, de pourquoi on revendique. Dans cette
culture, on est passé du côté festif à dire des choses intéressantes en
prise avec la vie des quartiers et la société. C'est cet aspect qui nous
a heurté de plein fouet, même si, dans nos albums, on laisse aussi la
part belle aux délires. Ceux qui nous connaissent au quotidien savent
qu'on n'est pas vraiment des gens sérieux : on prend plus au sérieux
notre musique que nous-mêmes…
L'heure de la retraite n'a donc pas encore sonné ?
Shurik'n : Non, pas de retraite ! Tant qu'on s'éclate, on
continue. Et puis, on fait du Hip-Hop : c'est pareil que pour le Jazz.
Cette question de la retraite est toujours surprenante à entendre parce
que, bon, ça fait 25 ans maintenant … Si la question revient, c'est que
beaucoup ont encore cette notion de musique de consommation rapide alors
que c'est faux. Toi dans ton métier, lui dans le sien et moi dans le
mien, on a prouvé qu'il s'agit d'un art vivant ! Un art qui a généré
énormément de choses et qui s'est inscrit définitivement dans le
panorama musical français.
Par Olivier Mukuna
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