Interview exclusive d'Eric Mandel co-auteur de l'autobiographie "La Face B"


Tout d'abord, je tiens à remercier Eric Mandel qui a pris le temps de répondre à mes questions. D'ailleurs, il n'a pas fait que répondre, il a développé, problématisé et nourri l'interview d'infos précises. Nous en savons aujourd'hui plus sur les coulisses des victoires de la musique 99 avant l'épisode marquant "Independanza". Merci, au nom des fans, pour le temps et l'implication... et surtout pour le livre!
Pourquoi avoir sollicité Akhenaton pour un projet de biographie?Eric Mandel : On m’a souvent dit : « Une bio sur Akhenaton ? Mais pourquoi ? Il est un peu jeune pour raconter sa vie… ». C’est vrai, mais à 42 ans, dont 25 à sévir comme rappeur, il y avait matière à faire le récit de la vie de Philippe Fragione. Je trouvais intéressant de me pencher sur son parcours, sa carrière car il est tout simplement un pionnier, avec quelques autres, du rap français. Raconter sa vie, c’est aussi raconter l’immigration italienne à Marseille, le Marseille des années 80 et 90, mais aussi New York de cette époque, les premiers pas du rap en France… A part la biographie de JoeyStarr, il n’existait aucune bio de figures du rap français. Et puis, Akhenaton fut le premier rappeur introspectif du rap français. Il a poussé l’introspection très loin dans son œuvre, beaucoup de ses chansons dévoilent des épisodes de sa vie, jamais de façon directe ou linéaire, plutôt par touches impressionnistes et allégoriques. Quand on connaît l’œuvre d’Akhenaton, on se trouve en possession d’un puzzle de sa vie. Le but du livre était d’assembler toutes les pièces, et d’en découvrir d’autres, pour raconter le parcours d’Akhenaton et en dresser le portrait le plus juste possible.

Quelle a été la méthode de travail mise en place pour ce projet?Eric Mandel : En partant le plus souvent des textes justement. Ils ont été une base, un point de départ pour aborder certaines tranches de sa vie : son enfance, son adolescence, sa dépression en 2000, les ressorts de sa personnalité, son rapport à la foi, sa vie de famille… J’ai également réalisé des entretiens avec son entourage familial, amical et professionnel : ses parents, son frère, son épouse Aïcha, tous les membres d’IAM (à l’exception de Freeman), certains de ses amis de l’époque du métro comme Karim Le Roi ou Philippe Subrini, l’animateur de l’émission rap Vibrations, un personnage passionnant et crucial dans le parcours de Chill, puisque dès 86-87, le jeune Philippe Fragione a découvert le rap grâce à cette émission, qu’il animera ensuite avec Kheops. J’ai aussi rencontré des intimes comme DJ Cut Killer, son complice et garde du corps Grand Jack, Didier D. Daarwin, graphiste, photographe et vidéaste du collectif marseillais Tous des K, qui ont conçu tous les logos d’IAM depuis le premier album et réalisé toutes les pochettes du groupe depuis Ombre est Lumière. Sans oublier Kamel Saleh un ami du Parc Bellevue avec lequel il a réalisé Comme Un Aimant ; certains réalisateurs des clips d’IAM comme Olivier Dahan (Les Tam Tam de l’Afrique et Red Black Green) et le cinéaste Florent Emilio Siri (Bad Boys de Marseille, l’Americano ou L’Empire du Côté Obscur). Sans oublier des responsables de maisons de disques, comme Benny de Labelle Noire, qui fut le premier à signer IAM pour leur album, De La Planète Mars. Puis des responsables de Delabel comme Laurence Touitou et Luca Minchillo, disparu récemment. C’était important pour nourrir les entretiens car Chill vit tellement dans le présent et le futur qu’il a peut lui arriver d’oublier certains épisodes et anecdotes du passé, dont certains remontent à plus de 25 ans. Il fallait aussi chercher des infos, reconstituer des histoires… Kool Shen qui m’a raconté comment JoeyStarr était venu à Marseille, juste après avoir écouté Concept, en 90. Le témoignage d’Ivan, le cousin de Rockin Squat fut également très important. C’est lui qui avait fait écouter Concept à Vincent Cassel, Rockin Squatt et JoeyStarr un jour à Nice, juste après la sortie de la K7. Et puis, il y a eu la lecture de la presse, relire les archives, depuis leur premier album. Je tiens d’ailleurs à remercier Fawzi Meniri, un ancien d’EMI qui m’a prêté toute la doc sur IAM et AKH. La lecture de IAM, le livre, a également été précieux en termes d’infos et d’anecdotes.

Combien de temps a pris la naissance de ce projet (entretiens, écriture, relecture, etc.)?Eric Mandel : Avec l’éditrice Stéphanie Chevrier, nous avons rencontré Chill en juin 2008. Il nous a donné un accord de principe. Mais les premiers entretiens n’ont débuté que huit ou neuf mois plus tard, pour de nombreuses raisons, notamment d’emploi du temps. Le premier entretien s’est déroulé à Marseille, dans son studio de La Cosca, le studio d’Akhenaton et le centre de ralliement d’IAM. A chaque fois, on pouvait voir Shurik’n passer pour enregistrer un titre pour son album solo ou juste passer le bonjour, Imhotep, François, Kheops, Saïd… Evidemment, Chill est un bourreau de travail, il bosse tous les jours, sur des sons, juste pour s’entraîner ou pour des projets plus précis. Le premier jour, des rappeurs napolitains étaient venus pour enregistrer un titre. Un autre jour, il posait pour un featuring avec un rappeur allemand (le morceau Yes We Can’t), à la fin des entretiens, il enregistrait un street album avec Faf La Rage… Pour les entretiens, nous nous sommes revus à cinq reprises jusqu’en novembre dernier. En général, je restais trois ou quatre jours à raison de quatre heures (voir plus) dans la journée. J’ai vraiment débuté l’écriture du livre en juillet 2009, une fois que j’avais amassé suffisamment de matière. Je lui ai envoyé les chapitres au fur et à mesure… Il les relisait, apportait ses corrections, ses remarques. Une fois le livre terminé, on s’est revus en novembre pour une dernière série d’entretiens. J’ai apporté les modifications et les compléments au manuscrit, et je lui ai tout envoyé en janvier. Ce fut la grosse phase de relecture de la part de Chill. Globalement, il a respecté le style et le contenu du récit, mais il a pu compléter certaines idées, en ajouter, réécrire à sa manière certains passages. Ce fut un travail très complémentaire. Sans oublier les textes des chansons, qu’il a toutes réécoutées au casque pour parfaitement les retranscrire. C’était un travail fastidieux mais important, car souvent, ils illustrent et répondent aux chapitre, leur apportent un autre éclairage. Les deux se répondent bien.

L'accueil de la presse est très bon. Vous attendiez-vous à cet accueil?Eric Mandel : On l’espérait, car Akhenaton est un personnage central dans le rap et la chanson française. Maintenant il fallait voir comment le livre serait accueilli dans son contenu, son style, sa cohérence… Le but était de faire une bio capable de satisfaire les fans et d’intéresser un public profane. J’espère que nous avons réussi…

Les médias ont largement reçu Akhenaton mais ne passent pas les morceaux du groupe et les solos. Pourquoi? Akhenaton est-il le rappeur "présentable" qui donne bonne conscience aux médias qui ont l'impression de mettre en avant le rap?
Eric Mandel : Akhenaton répond à cette question dans le chapitre « Eclater un type des Assedic ». Le rap n’est pas une musique médiatisée à la hauteur de sa popularité, elle est jouée sur certaines radios spé, elle a aussi développé ses propres canaux de diffusion, mais elle reste ignorée par les réseaux nationaux. Ce qui le l’empêche pas d’être écouté et aimé dans les hautes sphères, François Baroin, ministre du Budget, par exemple, connaît sur le bout des doigts L’Empire du Côté Obscur… Mais il existe un décalage évident, surtout quand on sait comment le rap a nourri et vivifié la chanson française. Aznavour le dit souvent, s’il avait été un jeune artiste aujourd’hui, il aurait fait du rap. Après, je ne sais pas si Akhenaton est « le rappeur présentable », comme a pu l’être à une époque Mc Solaar ou aujourd’hui Abd Al Malik. Mais il a des choses à dire, un discours, une pensée structurée, de l’humour, c’est un « bon client », comme on dit dans le jargon, même s’il ne mâche pas toujours ses mots, notamment sur les médias, les questions de société et la politique. En tout cas, il a toujours été le plus médiatisé des rappeurs d’IAM, et ce fut souvent par la force des choses, et non par égocentrisme ou attrait de la caméra. D’ailleurs, il se montre moins dans les médias, avec l’expérience, il est devenu plus méfiant.

Avez-vous un regret dans ce projet (un sujet pas abordé ou le manque de place, etc.)?
C’est surtout le manque de temps, car le livre s’est fait dans un délai assez court… Mais globalement, je suis très satisfait de la façon dont notre collaboration s’est déroulée. Chill a parfaitement joué la carte de l’honnêteté, il s’est livré sur beaucoup de points, même s’il a souhaité garder secrètes certaines pages de son histoire, notamment ces « conneries de jeunesse » ou certaines anecdotes dans le rap game, parfois croustillantes, parfois moins. C’est son droit le plus absolu. Akhenaton, par principe, n’aime pas dénigrer les autres, il n’est pas un adepte de la punchline ni du buzz par le négatif. En outre, il craignait que les journalistes se focalisent sur l’anecdotique, au détriment du reste. Mais il a joué le jeu et s’est même par moments fait violence : parler trois ou quatre heures d’affilée de lui, de lui et de lui, ça le crevait, et parfois remué aussi. Il a évalué nos entretiens à « cent heures ». Maintenant, sur un plan personnel, je regrette certains petits oublis, comme la soirée des Victoires de la Musique en 1999 quand IAM avec une soixantaine de potes venus de Marseille ont déboulé sur scène pour interpréter Independenza, tous cagoulés… J’ai oublié de relater cette soirée, j’avais pourtant des tas d’infos… Comme l’ambiance dans les coulisses, Obispo qui se faisait chambrer par les potes fans de l’OM, Zazie aussi, ils la faisaient sauter en l’air. Voilà, c’est maintenant un oubli un peu réparé…

Quel est l'anecdote qui vous a le plus marqué dans la réalisation de ce projet?Il y en a tellement. L’histoire de Dario, cet ami d’Akhenaton qui a inspiré la chanson Comme Un Aimant… Dans un registre plus léger, quand Akhenaton a assisté aux premiers exploits footballistiques de Zidane, quand il avait à peine treize ans. Celle concernant Kheops quand, à ses débuts, il achetait des vinyles rap à la Fnac et rayait les autres disques pour être le seul DJ sur Marseille à passer des nouveautés. Toutes les anecdotes sur les émissions Vibrations, animées par Kheops et Akhenaton, quand, en bons activistes hip-hop, ils vidaient les bacs de variété de la radio et les jetaient par la fenêtre. L’épisode new-yorkais regorge également d’anecdotes, notamment quand Philippe Fragione se vit affubler à 16 ans du surnom de Chill par MC Search. Mais je dois encore en oublier…