vendredi 12 mars 2010

[Portrait - Archive] Akhenaton, 32 ans, leader du groupe de rap marseillais IAM, faux calme et vrai angoissé, sort son premier film. Rap de chez rap

Philippe Fragione est un sentimental. Pour bâtir son studio d'enregistrement, Akhenaton, du groupe IAM, a racheté les locaux de la radio qui lui a fait découvrir le rap en 1981. Dans cette bâtisse qui servait au début du siècle de refuge aux bergers sur le départ pour la transhumance, Radio Star, sur les hauteurs de Marseille, programmait du hip-hop, invitait Madonna, Coluche" Chill, alias Akhenaton, alias Philippe, petit-fils d'immigrés napolitains, a alors 13 ans et habite Plan-de-Cuques, une bourgade à la sortie de Marseille. Sa mère, employée d'EDF et divorcée, l'y élève, lui et son frère cadet, Fabien, devenu aujourd'hui son manager. «Elle a préféré nous faire grandir là plutôt qu'en cité, quitte à avoir des fins de mois difficiles», se rappelle l'aîné. Lorsqu'ils ont 6 et 8 ans, leur mère leur achète, à crédit, une encyclopédie. «Mon frère l'a lue en entier, affirme Fabien, du tome I au tome XXIV. Il allait déjà au bout des choses. Il s'intéressait aux dinosaures, alors il lisait tous les livres. Puis est venu l'antiquité, l'Egypte"» et son nom de rappeur, Akhenaton. Après un séjour dans la famille de son père à New York, le rap chasse ses autres passions et les études" «Je n'aimais pas l'école, elle m'a appris le stress.» Il vit alors chez son père, responsable informatique à la Sécu.

Au moment de passer son bac de français, il se sauve pour aller jouer au foot, agacé d'avoir à attendre devant la porte de l'examinateur: «Quand je l'ai dit à mon père il m'a répondu: "Du monde devant la porte, tu en trouveras toute ta vie. Cette réflexion m'a appris non pas à vouloir passer devant les autres pour aller plus vite mais à casser la porte.» Tout l'esprit du hip-hop est là. Quinze ans et quatre albums plus tard, l'oeil pétillant, le regard tendre, Akhenaton, que ses amis décrivent «généreux et sincère», fait faire le tour du propriétaire. A l'étage, les bureaux de ses structures de productions: No Sell Out, 361, La Cosca, qu'Aïcha, sa femme, gère d'autorité. «Comme à la maison, où chacun a son placard pour ranger ses affaires», dit-elle, ici chacun a son domaine réservé: elle, les contrats et les comptes, lui, l'artistique. Dans le bureau, les filles sont majoritaires: «Comme Kadhafi, plaisante-t-il, je n'embauche que des femmes, elles ont une efficacité et une méthode incroyables. Les mecs, ça reste des gamins toute leur vie. On sait très bien s'organiser pour faire des conneries et des matchs de foot, mais pour le reste"» La visite continue. En bas, le local pour le site Internet, la pièce pour travailler sur les maquettes des groupes, celle où il range ses trésors (ses vinyles de soul music et les autoparodies d'IAM) et le studio d'enregistrement.

Soudain, il apparaît faible, amaigri dans son jean déchiré et son sweat-shirt de marque, «son seul goût de luxe», selon Aïcha. Chill se plaint de souffrir de spasmophilie depuis six mois: «C'est le stress accumulé. A la fin de l'enregistrement de la bande originale de Comme un aimant, j'ai eu l'impression d'être un coureur de fond qui franchit la ligne d'arrivée et se relâche.» Bruno Coulais, qui a composé la B.O. avec lui, précise: «Alors qu'il est détendu et jovial en studio, j'ai découvert quelqu'un d'angoissé, de renfermé. Il est rongé par la célébrité, je ne pense pas que ce soit une coquetterie. Il n'est vraiment pas fait pour ça.» Akhenaton reconnaît qu'il a cherché les ennuis en intervenant beaucoup dans des émissions politiques. En «homme de gauche» comme il se définit, il affronte à la télé Pasqua, Sarkozy" «Je jugeais bon de le faire parce que personne n'occupait le terrain.» Aux théories des politiciens de tous bords («Mes ennemis de droite et la gauche de salon»), il oppose son expérience du terrain. «Je me sens responsable des gens qui nous font confiance en achetant nos disques. Ils attendent qu'on parle pour eux.» Il nuance: «Maintenant, je le ferais moins. D'ailleurs, les autres membres d'IAM se moquent de moi et me surnomment "Jean-Baptiste, l'animateur social.» A la sortie de l'école pour aller chercher son fils ou au supermarché avec sa femme, il a l'impression d'être Mickey à Eurodisney. Là où d'autres enverraient tout le monde balader, lui écoute, parle. «Il a une patience incroyable, témoigne Kamel Saleh, coréalisateur de Comme un aimant. A Cannes, après une projection, des jeunes d'une cité l'ont interpellé. Il est resté de minuit à six heures du matin à parler avec eux.» Son père renchérit: «Il est très respectueux et a un amour incroyable des autres. Son angoisse est aussi liée à sa recherche de perfection.» Chill se convertit à l'islam en 1992, peu avant son mariage avec Aïcha, d'origine marocaine. «Mais ces deux événements ne sont pas liés, précise-t-il. Mon intérêt pour l'islam a grandi lors de discussions pendant le ramadan. Des livres comme la Bible, le Coran et la Science, de Maurice Bucaille, m'ont fait dire: "Voilà ce qui me correspond et ce que je pense.» Akhenaton sait aussi montrer son «côté obscur». Son regard bascule d'un calme profond à une violence extrême quand il évoque les «donneurs de leçons, les gens qui vivent chez papa-maman et qui lui réinventent un passé». Excessif, il va jusqu'à établir une liste de journalistes à qui IAM refusera toute interview, parce qu'ils auraient donné «de fausses informations». Son père explique: «Dans sa recherche de perfection, sa volonté d'aboutir peut le faire passer à l'extrême. Dans intégrité, il y a intégrisme. Ses passions parfois l'écartent du réel et Philippe se décrit plus comme il aurait voulu être que comme il est.» Akhenaton, qui évoque le commandant afghan Massoud comme une de ses références, n'arrive pas à rester froid face au débat récurrent de ceux qu'il appelle les taliban du hip-hop, «ces théoriciens qui n'ont pas fait la révolution pour combattre les Russes (l'ennemi) mais pour chasser les moudjahidin (les résistants)». Une nouvelle génération de rappeurs lui reproche son absence de Marseille («il n'a pas de permis de conduire, habite dans un village, a une vie de père de famille et n'a jamais été un fêtard», Jo d'IAM), l'accuse de jouer au parrain et de vouloir «maquer» le rap marseillais («je n'ai jamais touché au gangstérisme, ma mère m'a toujours dit: "Tu mets le doigt dans cet engrenage et tu y passes tout entier») et remet également en cause sa sacro-sainte «street credibility». Là, bien sûr, sa défense date. Après que son père lui eut coupé les vivres pour avoir stoppé ses études, Chill a passé six ans à se contenter de demi-baguettes ou de bols de céréales: «Je n'ai eu que ce que je cherchais. Je voulais m'affirmer, vivre des trucs compliqués, maintenant que je les ai vécus, je trouve mon bonheur dans les choses simples. Mais personne ne me rendra ces années, elles m'ont abîmé à l'intérieur. Ça fait mal quand ton existence est une répétition des mêmes merdes. Aujourd'hui, mon pire ennemi est l'ennui.» Alors, pour conjurer le sort, Chill se lance dans une nouvelle passion, le cinéma. Et son film comme, un long rap, raconte l'histoire de huit anti-héros qui s'ennuient à mourir. (Stephanie Binet - Libération 2000)

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