samedi 26 juin 2010

Archive: la genèse du groupe IAM (Le Monde 6 mars 1997)

Dans une ruelle du vieux Marseille, le Café Latin s’ébroue des rires de ceux qui en ont fait leur QG. Entre deux galéjades, les membres d’IAM terminent leur déjeuner. On chambre à tout-va, on embrasse les copines. On salue d’une claque sonores les potes de passage avant de reprendre consciencieusement les entretiens avec les médias venus interroger les stars du rap local à propos de leur troisième album, L’Ecole du Micro d’Argent. Plus tard, certains s’isoleront à d’autres tables pour remplir de nouvelles rimes un cahier d’écolier. On est à deux pas du Vieux-Port. Là où il y a dix ans, devant la station de métro éponyme, les mêmes "tenaient les murs" du matin au soir, coincés dans leur désoeuvrement, entre l’office du tourisme et un fast-food mitoyen. Comme beaucoup d’autres jeunes de quartiers, Philippe Fragione, Geoffroy Mussard, Eric Mazel, Pascal Perez, Malek Brahimi et François Mendy ont longtemps subi la routine d’une cité phocéenne en décrépitude.

Seul remède à l’ennui et aux poches vides, leur passion commune du hip-hop façonnera une amitié autour de ronds de vinyle, d’émissions de radio libres, de fantasmes américanophiles, de soirées pleines de défis lancés à la danse et aux mots. Leur imagination fertile essaiera de mettre en scène le quotidien. Films et lectures leur ouvrent les portes d’autres univers. Plutôt que de singer, comme trop de Parisiens, les héros yankees, chaque membre de la bande s’invente des personnages au gré de sa fascination pour l’égyptologie, l’Afrique ou l’Extrême-Orient. Philippe, connu aussi sous le nom de Chill, se rebaptise Akhenaton (d’après le nom du premier pharaon à avoir imposé une religion monothéiste) ; Eric sera Khéops ; Geoffroy - ou Jo -, passionné de kung-fu et de taoïsme, devient Shurik’N ; Pascal se mue en Imhotep, Malek en Sultan et François en Kephren. Chill rigole aujourd’hui de ces années de galère. "A la station Vieux-Port, on faisait partie du décor. Même en hiver. Un jour, à Noël, une responsable de l’office de tourisme a eu tellement pitié de nous qu’elle est sortie nous offrir une boîte de chocolats. Je me suis dit qu’on commençait à me prendre pour un clochard."
Le salut viendra de la prise de parole. Ils rodent leurs joutes verbales sous le nom de Lively Crew ou B Boys Stance, avant de créer IAM en 1989 et de se lancer dans la grande aventure. Les Imperial Asiatic Men, Invasion Arrivant de Mars, Indépendantistes Autonomes Marseillais, ou simplement en anglais "Je suis", "J’existe", enregistreront une cassette, "Concept", qui impressionnera suffisamment pour que le groupe composé de deux rappeurs (Chill et Jo), un DJ (Kheops), un "architecte musical" (Imhotep) et deux danseurs (Sultan et Kephren) ouvre en première partie des concerts de Madonna ou Public Ennemy. Sorti en mars 1991, leur premier album, De la planète Mars..., s’imposera comme une des grandes réussites d’une scène rap française encore balbutiante. Le 17 juillet de la même année, l’hebdomadaire d’extrême-droite Minute stigmatise ces "purs produits des ghettos maghrébins, les rappeurs d’IAM qui se prennent pour des réincarnations de divinités égyptiennes, jurent de ne pas faire de politique : une affirmation démentie à longueur de textes, par des paroles haineuses , approximatives et si peu artistiques de leur album", que le journal rebaptise "De la planète meurtre". Le disque révèle en fait l’originalité d’une alchimie engendrée par le particularisme régional. IAM met Marseille au centre de ses préoccupations. Dessein avoué : réhabiliter la ville, casser les caricatures clownesques à la "Raimu-Fernandel" et l’image d’une métropole souillée par la violence, le racisme et un Front National qui, aux élections précédentes, a atteint 25%. Une de leurs chansons dit, à l’époque : "Mars... seille, elle-même a subi des tentatives d’invasion françaises des hordes ténébreuses lors des élections Qui ne voulaient que diviser la population Un Blond haineux et stupide à la fois Au royaume des aveugles, le borgne est roi..." Avec une volubilité toute méridionale, les minots rappellent que le sud a enfanté les civilisations fondatrices. Ils évoquent le passé glorieux de la cité antique, sa tradition de métissage, vécue au sein même d’un groupe qui rassemble des gens d’origines italiennes (Philippe), malgache (Jo), pied-noir (Pascal), algérienne (Malek), sénégalaise (François) et espagnole (Eric). Festifs, insolents, gouailleurs, parfois graves, ces textes scandés avec l’accent témoignent d’une ingéniosité presque surréaliste. Le vocabulaire des cités, l’argot fendard sans cesse réinventé, s’enluminent de références mythologiques choisies avec grandiloquence et délectation. Entre l’invention lexicale de MC Solaar et l’énergie revendicatrice de NTM, IAM trouve sa propre voie.

En 1993, son deuxième album, Ombre est lumière, offre une orgie de quarante morceaux qui confirment la verve du rap de la Canebière. Humour, amertume, critique sociale et fierté retrouvée (L’OM de Bernard Tapie est alors en plein boom européen) se croisent sous le soleil de Méditerranée. Un single, Je danse le Mia, évocation drôle et nostalgique de leurs années funk, provoquera un engouement national. Numéro un au " Top 50 ", le tube s’arrachera à six cents mille exemplaires. L’album (double) dépassera les trois cents mille ventes. Le 13 février 1995, IAM est élu "groupe de l’année" aux " Victoires de la Musique ". Chill déclare "que cette victoire est une partie infime de la victoire éternelle de la musique sur les défaites de l’humanité". Lessivé par une tournée de quatre-vingt dates, le groupe décidera de prendre du recul. Akhenaton en profitera pour se livrer en solo dans un album, Métèque et mat. Tour à tour mystique, introspectif et observateur exigeant, il met à jour ses racines napolitaines, médite sur le destin familial et convoque souvenirs d’enfance et fantasmes adolescents. Marié à une Marocaine, ce jeune homme converti à l’islam met en parallèle les racismes d’hier et d’aujourd’hui."J’ai passé presque toute mon adolescence avec des Arabes. Culturellement, physiquement, ils sont très proches des Italiens du Sud. Je me suis identifié au racisme qu’ils subissaient parce que ma famille m’a raconté ce que les Italiens ont connu de leur côté. Les surnoms, les humiliations, les pierres jetées et ce qui ressemblait à des ratonnades. Ca m’attriste de voir que beaucoup ont oublié tout cela, que les enfants de ceux qui ont fui le fascisme votent aujourd’hui Front National". Si l’électorat du parti de Jean-Marie Le Pen a reculé à Marseille de 25 à 22%, l’environnement politique régional ne s’en est pas moins assombri. Toulon, Orange, Marignane, Vitrolles... Les cauchemars d’IAM deviennent réalité. Dans la bouche du préfet du Var ou dans celle de Catherine Mégret, le rap devient le symbole de l’anti-France.

En mai 1995, la haine extrémiste a touché le groupe de façon plus personnelle. En rentrant d’une répétition, Ibrahim Ali, un adolescent d’origine comorienne, est abattu par des colleurs d’affiches du FN. Il était membre de B. Vice, groupe de hip-hop proche de Chill et sa bande. Au moment où sort leur troisième album, on verra sans doute un lien de cause à effet entre ce dégoût, cette colère accumulés et la noirceur, le dépouillement inédit de L’Ecole du Micro d'Argent. Produit d’abord à New York pendant quatre mois, le projet ne satisfait pas le groupe. Trop chargé, trop pop. Avec l’aide de Prince Charles, un producteur de Harlem, les rappeurs phocéens réenregistrent l’album à Paris en 24 jours. Si leur nouveau choix satisfait des critères esthétiques correspondant à leur goût pour les rimes tranchantes des Américains de la Côte est, comme DJ Premier ou le Wu-Tang Clan, le minimalisme et la mélancolie d’une bande-son ténébreuse ont été déterminés par le contenu des chansons. "Nous avions composé à l’origine une trentaine de morceaux", explique Chill. "Mais cette fois les chansons drôles, mystiques ou pittoresques ne tenaient pas la route. Nos textes sont toujours des clichés de la période où l’on écrit. On ne peut pas dire que l’époque nous porte à l’optimisme. A nos débuts, nous parlions de l’idée de " hold-up mental " qui consistait à évoluer socialement en gardant sa mentalité. Avec cet album, nous voudrions payer un tribut aux amis qui n’ont pas eu notre chance". IAM n’oublie pas d’où il vient : "J’aime cette phrase d’Aznavour qui dit " je monte sur scène le ventre vide pour me rappeler les moments difficiles ". Je sais ce que c’est d’avoir faim". Plus qu’un groupe de rap, on a parfois l’impression de suivre une équipe en reportage, caméra à l’épaule. Leur volonté réaliste est service par leur art de la description. IAM excelle dans la façon de planter le décor et de donner vie aux personnages. En leur compagnie, on partage les tentations d’un gamin des quartiers (Petit frère, Nés sous la même étoile), on pleure un fils avec son père (Un cri court dans la nuit), on voit défiler en un accéléré haletant l’engrenage des pièges de la vie des cités avec "Demain c’est loin", morceau de bravoure et conclusion de l’album.

Paradoxalement, jamais IAM ne tranche ses tableaux d’un parti pris ou d’un slogan. L’ennemi n’est jamais nommé. "Sur ce disque, explique Jo, on est passé d’un plan large à un plan rapproché. Plutôt qu’à des généralités, on s’intéresse à l’individu. Nos parti pris sont implicites". Un choix qui s’explique aussi par leur méfiance des partis politiques. "A Marseille, vie culturelle, vie sociale et vie politique sont très liées. A Paris, les groupes sont rarement courtisés. Nous, si." Jusqu’à parfois s’y brûler les doigts. Après un repas, le RPR Bruno Muselier se prévaudra du soutien du chante’avait pourtant reçu aucun engagement. Prétextant une photo pour son album personnel, Robert Vigouroux, maire socialiste de Marseille, pose avec le groupe, qui se retrouve le lendemain dans Marseille Magazine. A plusieurs reprises, ces fans de foot confieront qu’ils ne voient pas que d’un mauvais oeil les initiatives de Bernard Tapie. "Mais, plaide Chill, il nous a invités à tous ses meetings et nous n’y sommes jamais allés" Quand beaucoup de groupes de rap se révoltent en balançant des titres comme autant de cocktails Molotov, IAM se méfie des invectives. A mots à demi voilés, il s’oppose à la tendance hard-core représentée par NTM. Pour Pascal, le plus âgé de la petite bande, "[IAM] ne prône pas une rébellion ouverte. La violence n’a jamais rien arrangé. A quoi sert qu’un grand rappeur insulte un flic, que des jeunes brûlent un super-marché, si cette violence est récupérée par le pouvoir pour imposer plus de répression ? [IAM] ne veut pas allumer de grands incendies, juste faire jaillir quelques étincelles dans certains esprits. C’est tout ce qu’on peut faire avec une chanson." Le sang froid des textes n’empêche pas l’implication citoyenne. Face au péril grandissant du Front National,"un parti de fachos et de collabos", IAM a décidé de s’engager dans un travail social de proximité. Parmi leurs objectifs: l’inscription des jeunes sur les listes électorales. "On va passer des consignes dans tous les quartiers, prévient Chill. Ici, pour que les jeunes votent, il faut les prendre par le col et les mener jusqu’aux urnes. Pour les municipales, c’est frit. Mais aux législatives, Mars contre-attaque !".

Lorrain de Saint-Affrique, qui fut pendant des années le conseiller en communication de Jean-Marie Le Pen avant de s’éloigner du Front National en raison des tendances antisémites qui s’y manifestent - explique-t-il - de manière de plus en plus affirmée et de plus en plus ouverte, a déclaré sur l’antenne de " France-Inter " le vendredi 21 février 1997 : "Un seul homme est en mesure de prendre les rênes au Front National : Bruno Mégret". Selon ce connaisseur, "Bruno Mégret est à la droite de l’extrême-droite et représente un courant de pensée beaucoup plus à droite que Le Pen lui-même". Aujourd’hui, alors qu’il était légalement inéligible, sa femme est devenue maire de Vitrolles par procuration. En ce moment, l’actualité offre souvent au groupe l’occasion de s’indigner. Le racisme est encore une réalité que certains d’entre eux vivent de près. Jo rigolerait presque des ennuis que lui cause se peau trop sombre. "Il y a dix ans, je m’étais juré que si je réussissais je m’achèterais un 4X4. Mais depuis que je l’ai je me fais arrêter au moins deux fois par semaine par les flics qui trouvent bizarre qu’un Noir puisse posséder une belle voiture". Pour ce groupe symbole d’un Marseille multiculturel, difficile de ne pas réagir violemment à la loi Debré. Dans un texte conçu à l’occasion, IAM écrivait : "Non seulement on a laissé exister un parti ouvertement raciste et totalitaire, on lui a donné la parole, on l’a laissé se développer pour des raisons de tactique bassement électoraliste. Mais maintenant, on voudrait nous faire croire que combattre le fascisme c’est devenir fasciste à notre tour". Pour mieux enfoncer le clou de sa révolte, le groupe a participé à l’enregistrement d’un single rassemblant plusieurs personnalités du rap français, dont Assassin, Ménélik, Fabe, Yazid ou Ministère Amer. Initié par le cinéaste Jean-François Richet, réalisateur de Etat des lieux et de "Ma 6T va cracké", ce morceau réalisé au profit de l’association MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues) s’intitule 11 mn 30 contre les lois racistes.

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