« Je suis un communiste libéral et c’est dur à expliquer », annonce, sur un ton amusé, le rappeur Akhenaton, en introduction de cet entretien. « Le libéralisme à condition de voir tout le monde à la table », tient-il cependant à préciser, avant d’annoncer aussitôt avec force et dynamisme : « Les socialistes vous laissent une place à gauche ! » C’est sur cette affirmation motivante et responsabilisante d’une place libre et appropriable pour les communistes et le Front de gauche que s’introduit notre rencontre qui prend progressivement la forme d’un débat joyeux et engagé.
Vous étiez à Paris, à l’occasion d’un concert événement pour célébrer les vingt ans du groupe. Quelles impressions avez-vous, à un jour de cette rencontre avec le public parisien ?
Akhenaton. On est surtout là pour soutenir le festival Paris hip-hop, qui est une initiative remarquable. Pas uniquement pour le concert de B-Real et d’IAM mais parce qu’il y a un tas d’autres événements : DJ, danse, spectacles gratuits, projections de films. C’est un moyen privilégié d’avoir cet accès-là à la culture et l’occasion de connaître le hip-hop de plus près. Car beaucoup de gamins pensent connaître le rap mais méconnaissent la cu- l- ture hip-hop qui est un mouvement plus large. L’initiative de Génération épaulée par la Mairie est une très bonne chose. Quant à nos vingt ans, on fait attention : on n’est vraiment pas dans le commémoratif. On ne veut pas poser une bougie de plus sur le gâteau.Certains rappeurs, et beaucoup d’auditeurs, ne sont plus nécessairement satisfaits par l’actualité « rap », les voies nouvelles et parfois incomprises qu’elle empreinte…
Quelle réponse donneriez-vous à l’affirmation qui véhicule l’idée que « le rap, c’était mieux avant » ? Considérez-vous qu’il y a un certain désenchantement du rap français ?
Imhotep. C’est une fausse vision et elle est biaisée car les gens écoutent un type de radio et regardent une télévision qui ne rendent pas compte de ce qu’est véritablement le rap. Cette approche est strictement commerciale et ne reflète pas notre musique. Pour un jeune qui s’intéresse au « rap conscient », inutile d’écouter Skyrock ou de regarder MTV. Il tape sur Internet et peut, en revanche, trouver des musiques fortes et engagées mais qui ne sont pas médiatisées. L’ignorance est entretenue, moi j’en voudrais au ministre de l’Éducation nationale qui ne fait rien pour promouvoir les cultures dans leur diversité. Il y a trop peu de contenus qui parlent et correspondent à la curiosité des jeunes.
Kephren. J’écoute beaucoup de rap français et je constate que les artistes qui sont là depuis longtemps et ont appris le métier, comme Kerry James, possèdent déjà une maturité, une implication et un savoir-faire qui leur permettent de sortir sereinement un nouvel album. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes arrivent du néant, n’ont rien construit et sont souvent là pour le buzz, si bien que sur les dix ou vingt nouveaux venus, peut-être un ou deux sont valables et ont réellement la capacité de faire un album intelligent. Après, le hip-hop, c’est aussi la compétition et chacun amène ce qu’il sait faire de mieux. Les jeunes ne connaissent même plus Africa Bambata… C’est comme quelqu’un qui serait passionné de reggae et ne connaîtrait pas Bob Marley !
Akhenaton. Le rap est devenu un phénomène de masse et pour beaucoup de gamins qui ont grandi avec le top 50, le rap est un prolongement du bras de la Nouvelle Star. Même originaires des mêmes quartiers, ils ont une autre culture musicale et ignorent la base et les fondements de cette musique. Certains même enfilent une tenue de taliban et disent le rap c’est ça. Ce qui est regrettable, pour rebondir sur le problème de l’éducation nationale, c’est qu’en France on conserve l’école de Napoléon où les adultes et les enfants n’entretiennent que des rapports de forces. Il n’y a pas assez d’activités libres et obligatoires comme ailleurs en Europe, mais trop de bras de fer…
En rapport avec cette dernière question, pensez-vous que, majoritairement, le rap aujourd’hui a perdu de sa vocation politique et dénonciatrice ? Pensez-vous que le message a su conserver toute sa force et son intégrité ?
Kephren. Il faut comprendre que le rap, c’est un tout, il y a aussi bien du rap militant que du rap de club. Autant je peux être critique sur certaines choses mais, là, je défends toutes les formes. La qualité technique de l’artiste et la qualité de ses productions sont tout ce qui importe. Ce n’est d’ailleurs pas le fait d’où tu viens ni les conditions dans lesquelles tu as grandi qui te permettent d’être plus virulent qu’un autre. Chuck-D, de Public Ennemi, devait être ingénieur et n’a pas grandi dans le ghetto, pourtant c’est un des rappeurs les plus contestataires.
Akhenaton. Et pourtant, Public Ennemi, c’est du rap universitaire à la base.
Marseille, au même titre que de nombreuses villes européennes, voit ses quartiers populaires investis par une nouvelle bourgeoisie (comme la redéfinition du quartier du Panier), cela vous fait-il réagir ?
Akhenaton. Une ville doit être en mutation. Si ça mute pour le mieux de la population, je suis pour. Si c’est pour une gentrification pure et dure à la new-yorkaise, je ne vois pas l’intérêt de rénover certains quartiers de Marseille pour en chasser la population et la renvoyer en périphérie. Marseille a un grand potentiel mais les hommes politiques locaux sont pris entre le marteau et l’enclume, entre la pression de la population et celle de tout un appareil politique.
Imhotep. C’est de la pure spéculation immobilière, l’intérêt des Marseillais, des quartiers eux-mêmes et de la vie des habitants, je ne le vois pas.
Kephren. Le petit train du Panier, au bout de cinq minutes, il me gonfle ! (Rire général.)
Comment réagissez-vous, à titre individuel et collectif, au cynisme et au manque de considération sociale du gouvernement actuel ?
Akhenaton. Ça a commencé avec le gouvernement précédent. La société française fonctionne de plus en plus sur les contraintes. On est passé d’une société impliquée à une société individualiste où est renié le sentiment d’appartenance à un mouvement général. La politique, de nos jours, ressemble plus à un show télévisé. Il y a une phrase du Coran qui dit : « Les peuples ont les gouverneurs qu’ils méritent. » On a des gouvernements qui sont à l’image de nos émissions…
Kephren. J’ai quarante ans et j’ai jamais eu l’impression d’avoir vu quelque chose changer.
Imhotep. Là où je trouve qu’ils font fort, c’est qu’ils arrivent à t’appliquer une politique d’extrême droite en tenant des discours d’extrême gauche. Ce qui me fait mal, c’est qu’ils parlent de moderniser la France mais que, sur les acquis sociaux, les hôpitaux ou l’éducation, le gouvernement fait un bon de quarante ans en arrière : on régresse vers une monarchie. Cette comparaison est valable pour les banquiers, dont je considère qu’ils sont souvent des « gangsters légaux ».
Entretien réalisé par Nicolas Dutent et Hortense Pucheral
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire